L'Etat : une très, très grosse entreprise
LE MONDE | 29.05.07 |
C'est bien plus qu'une réforme : un "big bang", selon le premier président de la Cour des comptes, Philippe Séguin. L'Etat a rapproché sa comptabilité de celle des entreprises. Il présente, mardi 29 mai, pour la première fois, de nouveaux états financiers : un bilan - la différence entre ses quelque 500 milliards d'actif et ses 1 100 milliards de passif -, un compte de résultat, un tableau de flux de trésorerie qui permet d'identifier ses besoins de financement et une annexe détaillant, notamment, ses engagements en matière de retraites.
Le gouvernement et le Parlement disposeront ainsi d'informations financières d'une étendue et d'une qualité inédites sur la situation patrimoniale de l'Etat - ce qu'il possède, ce qu'il doit, ce qu'il peut être conduit à payer dans le futur -, sur ses marges de manoeuvre ou encore sur la "soutenabilité" des finances publiques.
Très attendue, la présentation de la situation nette de l'Etat doit néanmoins être interprétée avec prudence, car la capacité de ce dernier à lever l'impôt et sa souveraineté ne sont pas valorisées dans ses comptes. Les avantages du passage d'une comptabilité de caisse à une comptabilité d'exercice en droits constatés ont été explicités, le 9 janvier, par M. Séguin. "En rattachant les charges et les produits au moment où ils sont constatés et non décaissés, en parlant de charges et non exclusivement de dépenses, de produits et non exclusivement de recettes, on dispose d'une meilleure mesure de la richesse créée ou détruite durant un exercice (...). En introduisant le concept de provision et d'engagement hors bilan, on a incontestablement une meilleure connaissance des risques et des charges futures susceptibles de peser sur l'Etat. Grâce aux inventaires physiques et comptables, on a une meilleure connaissance du patrimoine de l'Etat. Et ce n'est pas tout. La comptabilité permet également de bien dissocier les ressources affectées au fonctionnement de l'Etat de celles relatives à l'investissement", a déclaré le premier président lors d'un colloque organisé à Bercy.
INNOVER TOUS AZIMUTS
Cette révolution, dont la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 avait posé le principe, a été accomplie en même temps que la réforme budgétaire et dans un temps assez court de cinq ans, si l'on songe aux dix années qu'ont pris le Royaume-Uni et l'Australie pour mettre en oeuvre de telles réformes. Ce chantier a donc exigé de l'administration et de la Cour des comptes un travail acharné. Pour pouvoir passer aussi vite à une comptabilité d'exercice en droits constatés, il a fallu innover tous azimuts.
Les magistrats financiers et les comptables du ministère des finances ont dû élaborer treize nouvelles normes, inspirées des normes internationales IPSAS (International Public Sector Accounting Standards) et IFRS (International Financial Reporting Standards), renforcer le contrôle interne, découper l'activité de l'Etat en 7 cycles et 74 processus (la commande publique, le recouvrement des impôts sur rôle, etc.), établir une cartographie des risques construite par processus, créer dans chaque ministère des départements comptables et des services de contrôle budgétaire et comptable. Passer, en somme, d'une culture du garde-fou à une culture de la prévention du risque.
"A chaque fois que les comptables et les gestionnaires ont travaillé ensemble sur un processus pour le rationaliser, nous avons gagné en efficience", se réjouit un chef de service de Bercy, qui voit dans la réforme une source majeure de modernisation de la gestion publique.
Des centaines de personnes ont été mobilisées dans l'administration - au premier chef à la direction générale de la comptabilité publique (DGCP) - et à la Cour des comptes. Pour s'approprier les nouvelles normes, l'administration et les magistrats financiers ont recruté, en contrats à durée déterminée, des auditeurs de grands cabinets internationaux : Price, KPMG, Deloitte. "Certains ont été un peu surpris en arrivant dans nos murs de découvrir qu'ils devraient partager leur bureau", sourit un jeune auditeur de la Rue Cambon.
Pour pouvoir comparer les comptes 2005 et les comptes 2006, l'administration a reconstitué, au 1er janvier 2006, les états financiers de l'Etat selon le nouveau référentiel. La construction de ce bilan d'ouverture a été l'occasion de faire une analyse exhaustive du parc immobilier, de recenser le parc de véhicules de l'ensemble des ministères et les routes, ou encore de valoriser les stocks selon leur importance stratégique. Les charges à payer, notamment sur les subventions, ont été recensées partout, ce qui donne une meilleure idée de l'engagement donné par l'Etat à des tiers. Figure aussi dans ce bilan d'ouverture l'évaluation des dettes et des créances envers la Sécurité sociale.
Tout au long de leur travail avec Bercy, qui s'est intensifié à partir de 2005, les magistrats financiers ont formulé des recommandations. Elles ont été suivies dans 90 % des cas. Dans les 10 % restants, l'administration ne les a pas suivies.
Conformément aux bonnes pratiques du privé, les annexes des nouveaux états financiers précisent tout ce qui a été fait et tout ce qui ne l'a pas été. "Les zones d'ombre ont toutes été détaillées, et ne devraient donc pas soulever de problème d'insincérité des comptes", relève un haut fonctionnaire, confiant dans les chances de certification. Au terme de ces travaux d'Hercule, les comptables publics s'engagent sur quelque 36,5 millions d'écritures.
Claire Guélaud
Article paru dans l'édition du 30.05.07